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Julien Mérion, politologue, est professeur à l'université des Antilles-Guyane. Pour lui, la crise en Guadeloupe illustre un réveil historique, identitaire, de la société civile.
"La société civile bouscule la classe politique"
LE MONDE | 14.02.09 |
Pointe-à-Pitre Envoyée spéciale
Comment analysez-vous la situation que vit la Guadeloupe depuis plusieurs semaines ?
C'est une crise profonde, à la fois sociale et intime. Si elle a pris cette ampleur, c'est qu'elle est porteuse de revendications qui s'appuient sur une réelle légitimité. Dans le collectif Liyannaj kont pwofitasyon (LKP), se sont unis ceux qui ne l'avaient jamais été, sur un terrain social et identitaire et, je dirais, surtout identitaire. Les organisations syndicales n'avaient jamais réussi l'unité entre elles. La grande nouveauté, c'est aussi le lien entre le mouvement syndical et les mouvements culturels. Enfin, l'irruption de la jeunesse, très présente, ancre encore davantage cette action collective dans la société réelle.
Jamais on a connu une telle convergence, même en 1985 lors de l'affaire Faisan, lorsqu'une grande partie de la Guadeloupe s'était mobilisée en faveur de cet instituteur en grève de la faim. C'était la mouvance indépendantiste qui avait porté ce mouvement, alors qu'il est aujourd'hui beaucoup plus large. Il est vraiment populaire dans son essence. Contre un processus de dépossession, qui dure depuis des lustres, on assiste à une volonté de réappropriation. C'est ce réveil de la société civile qui bouscule l'échiquier politique.
Que pensez-vous de la réaction de la classe politique ?
On vivait depuis cinquante ans sous le paternalisme gaulliste. Nicolas Sarkozy n'est pas du tout dans cette démarche. Il est là pour appliquer une logique libérale, sans se soucier ni du haut ni du bas de la société. L'Etat providence est en train de s'écrouler sous nos yeux et la situation prend de revers la classe politique locale.
Celle-ci paraît un peu perdue face à la situation...
Elle n'a pas su anticiper la crise et elle n'a pas mesuré, dans ses premières déclarations, l'ampleur et la profondeur du mouvement. Elle vit la crise avec trois temps de retard : le premier, c'est le retard social. Les revendications qui ont été formulées n'avaient pas été prises en compte dans les orientations politiques et les budgets récemment définis. Le deuxième, c'est un retard sur l'identité. Il apparaît évident que depuis une quinzaine d'années, l'émergence identitaire constitue l'une des clés de compréhension de cette société. Elle se substitue dans une large mesure au mouvement indépendantiste. C'est ce que la classe politique locale n'a pas été capable de porter.
Le troisième temps de retard, c'est celui de la responsabilité politique qui lui est propre. Depuis le référendum du 7 décembre 2003 sur l'évolution institutionnelle, on avait enterré le débat sur l'évolution du statut et sur la question de la responsabilité politique locale. Or les récents événements démontrent à merveille que l'un des points-clés de cette crise est le problème de la domiciliation de la décision politique.
Cette classe politique locale, gauche et droite confondues, a du mal à rétablir son équilibre. Elle est déstabilisée par rapport à cette forte poussée qui vient du bas. Mais une chose est certaine : rien ne sera plus jamais comme avant.
Propos recueillis par Béatrice Gurrey
Article paru dans l'édition du 15.02.09